Les droits civiques des étrangers à Genève, en Suisse, et ailleurs (Exposé du 17 juin)

Conférence donnée le 17 juin 2021 au Cercle Germaine de Staël par Dario Ciprut[1]

Reprise littérale, avec retard et aux coquilles près, du texte envoyé la veille de la conférence au CGdS. Les prénoms qui y sont mentionnés renvoient à des personnes présumées présentes à la conférence et sont inutiles à la compréhension. L’AG de DPGE évoquée ici s’est tenue le 29 juin et a vu l’auteur y remettre son mandat au comité tout en restant membre de l’association.

Prolégomènes

Chers ami·es du Cercle (CGdS selon une l’abréviation qui s’est imposée), nombre d’entre vous, bien entendu Jean-Luc, Jean-Daniel et Gilbert, mais aussi Etienne qui me précède, savent bien que c’est à l’extension des droits civiques, dans leur dimension politique, des résidents du canton de Genève, que je voue l’essentiel de mon activité associative. Voilà maintenant dix bonnes années que c’est le cas, et je me trouve, comme vous l’allez voir, à une charnière dans cette activité. Excusez quelques coutumières longueurs, mais la période m’empêche de peaufiner de trop le texte  que j’ai voulu écrire.

Vous en parler ici repose bien entendu sur le fait que nous nous y entendons pour nous inquiéter en démocrates de la vague montante du « national-populisme » en Europe. C’est aussi le vague de la notion qui est préoccupant, comme je crois l’a démontré Gilbert dans un papier lumineux sur sa typologie, après que Jean-Luc se soit interrogé sur les capacités des régimes dits populistes à combattre la pandémie plus efficacement que lesdites démocraties. Il reste que le diagnostic de cette montée en puissance est clivant, selon qu’on l’attribue, plutôt à droite, à des excès d’une démocratie qu’il s’agirait de muscler, ou, plutôt à gauche, à des déficits en la matière qu’il conviendrait de combler. Faut-il soustraire ce qui reste de ses capacités d’intervention à un peuple trop remuant pour les remettre aux experts éclairés ou aux guides[2] illuminés ? Ou au contraire élargir voire restituer les pouvoirs donnés aux citoyens d’intervenir en participant à des scrutins, comme électeurs ou candidats, sur le destin de sociétés qui seraient menacés d’étiolement par des tendances monopolistes de castes ou classes dominantes ? En ce qui me concerne, je n’ai pas fait mystère de me situer dans la seconde catégorie, convaincu qu’endiguer la vague populiste de droite, extrême ou pas, passe par une avancée de la démocratie rongée par les inégalités socio-économiques et culturelles. On peut aussi s’interroger sur la piètre valeur d’une stratégie défensive sur un front en quelque sorte bien balisé, et si ce n’est pas une offensive en règle entée sur un retournement de pensée sur les vertus et pratiques démocratiques en cours que notre petit groupe devrait promouvoir pour espérer venir à bout de cette hydre contemporaine. On trouverait selon moi certainement de quoi inspirer ces réflexions fondamentales chez Claude Lefort, Etienne Balibar, Jacques Rancière, Edgar Morin ou Michaël Foessel, pour rester en francophonie. Ce n’est pas le sujet du jour, mais il me fallait inscrire en perspective le tableau que je vais vous dresser des droits politiques des étrangers et stimuler peut-être quelque vocation pour les prochaines rencontres. Je me contente aujourd’hui de faire comme Napoléon qui aurait proclamé pour résumer son génie militaire, « on avance et puis on voit », en se souvenant tout de même qu’on a beaucoup vu depuis et que ce n’est pas forcément encourageant.

Bref résumé historique[3] genevois.

Majoritairement d’ascendance étrangère et de culture hétérogène, la population du canton de Genève comptait fin 2019 plus de 40% de résidents non nationaux sur 506’765 habitants. « La démocratie dite de résidence » y compte une histoire longue d’échecs en 1980, 1993, 2001 et 2012 et deux succès, en 1999, l’ouverture des prudhommes aux juges de nationalité étrangère, et en 2005, la percée , sous impulsion « J’y vis j’y vote », accordant aux majeurs, après 8 ans en Suisse, les droits d’élire et voter dans leur commune, mais pas celui de s’y porter candidats. Ce n’est pas à vous que je dois rappeler qu’en notre pays, voter ne consiste pas seulement à élire tous les cinq ans une brochette de représentants, et que le droit de vote sous-entend non seulement celui de participer (environ 4 fois l’an à Genève) aux « votations » populaires de référendums et initiatives législatives, mais aussi celui d’apposer sa signature à des listes d’électeurs collectées par des groupes de citoyens en suffisance[4] pour les faire aboutir.

Depuis 2005, vu le raté constituant de 2012, c’est le surplace. L’association transpartisane DPGE, dont je suis l’initiateur, hérite en 2013 des précédentes et notamment de la coalition ViVRe où j’ai pris mon élan. Elle se dresse à la fois contre l’interdit de candidature, et la limitation à la sphère communale qui maintient 5 ans durant les étrangers à l’écart des fréquentes mobilisations de l’électorat. Exiger que s’intègrent à la vie publique ceux qu’on exclut de ce qui en fait le sel m’a toujours paru ubuesque.

Le point sur la situation genevoise

La nouvelle Constitution à peine entrée en vigueur en 2013, les Verts ont déposé, solitairement et à froid, au GC un projet de loi conforme à ces exigences. La commission des DP a alors majoritairement recommandé au GC de ne pas entrer en matière. Elle a été suivie avec 11 voix d’écart. Depuis, c’est DPGE qui a impulsé toues les mobilisations sur le sujet dans le canton, jusqu’à ce qu’EAG[5] ait pris l’initiative d’en rédiger une nouvelle version. Muri en queue de la législature précédente, ce projet ne différait de la tentative isolée des Verts que par la durée de séjour exigée, n’exigeant prudemment que les 8 ans en vigueur pour le municipal, au lieu de tenter de l’abaisser à 5. Finalement déposé le 8 février 2019, et contresigné par 42 députés, dont 6 centristes démochrétiens, ce projet paraissait en mesure d’arracher enfin l’aval du parlement conduisant à un référendum obligatoire en matière constitutionnelle. 

Bien parti en commission et avec le soutien actif de DPGE, ce projet de loi a buté sur les effets dilatoires de la pandémie et finalement sur la division de la députation démochrétienne, refusant d’épouser les fortes convictions de leurs collègues, et confortée dans sa réticence par une intervention de dernière minute d’un exécutif cantonal pourtant à deux doigts de virer de majorité. Le projet subit le 26 mars 2021 le même sort que son prédécesseur. L’entrée en matière n’a été cette fois refusée que d’une courte tête, à une voix près[6], la députation verte enregistrant une absence de trop. Comme par le passé, mais moins glorieusement, c’est une majorité rivée à la naturalisation pour ouvrir au droit de donner son avis p.ex. sur le budget des TpG, l’aménagement du parking souterrain de Rive ou tous les 5 ans la composition du Grand Conseil ou du Conseil d’Etat, qui a eu raison des extensions proposées au plan cantonal ou à l’éligibilité. Ces nationalistes exacerbés, doublés par des férus d’indivisibilité républicaine, ne rêvent que du passeport à croix blanche ou de son marchepied de permis C, comme gage d’ « intégration accomplie » à des mœurs politiques helvétiques pourtant jalouses des prérogatives cantonales. Ulcérés, les promoteurs du projet et leurs alliés se sont réunis depuis et se promettent d’en découdre devant le peuple en lançant une initiative populaire à la rentrée reprenant tout ou partie des exigences du projet avorté.,

Notre association va tenir son AG annuelle dans moins de deux semaines[7] pour s’adapter à ce nouveau contexte d’une voie parlementaire épuisée par surprise. Pour ma part j’ai pris la décision de mettre fin à une carrière de dix ans évoluant en factotum, en ne renouvelant pas ma candidature à un comité de 7 à 10 membres ayant eu trop de peine à se réunir autrement qu’à un couple ou une maigre poignée trop heureuse de me confier les rênes en toute matière. Plutôt qu’à courir après une bannière tendant à devenir fantomatique, c’est à titre personnel que je consacrerai, après avoir fêté mes 80 balais, mes efforts à la gestation et argumentation de l’initiative ainsi qu’aux toutes fraîches relations à l’international. J’encourage néanmoins quiconque porte ici ces droits politiques dans son cœur, à relever le défi de l’indispensable pérennité de DPGE en renforçant le potentiel noyau résiduel de son comité.

Autant donc pour ce point d’étape genevois.

Qu’en est-il en Suisse ?

L’atypicité du cas genevois en matière d’effectif de population étrangère se double d’un fossé en matière de ses droits entre 5 des 6 cantons dits « romands », Vaud, Jura, Neuchâtel, Fribourg, Genève et Valais, à majorité ou officialité linguistique francophone, et ceux d’expression germanique ou plutôt alémanique, romanche ou italienne, voire bilingue comme celui de Berne comprenant le jura bernois[8]. Des 6 cantons romands, deux seulement, Jura et Neuchâtel accordent le droit de vote, mais pas l’éligibilité, en matière cantonale aux étrangers, en l’assortissant de conditions marginalement[9] ou plus sérieusement[10] restrictives que les projets rejetés à Genève. Fribourg et Vaud en restent quant à eux au plan municipal, mais ont la dignité de ne pas dissocier vote et éligibilité[11]. Le Valais, jusqu’ici exception romande de l’absence de droits pour les étrangers, est en pleine bataille de révision constitutionnelle, prometteuse de reléguer pour de bon Genève à la queue de l’ensemble de la Romandie, ce qui apparemment ne fait pas rougir de honte nos magistrats.

A l’extérieur de la Romandie, c’est en général le désert en matière de droits civiques accessibles aux étrangers, à l’exception de ce qu’il est convenu d’appeler les droits « facultatifs », soit la latitude octroyée par le canton aux communes de légiférer sur ce point en matière municipale. 3 des 20 cantons non romands, celui de Bâle-Ville, Appenzell Rhodes Extérieures et des Grisons en ont disposé ainsi, sans pour autant pratiquer la sacro-sainte césure entre droit de vote et éligibilité prônée par tous les apeurés tremblant à Genève de se voir coiffés par un non-helvète. Cela n’y a pour l’instant abouti qu’à un patchwork de quelque 27 communes[12] en ayant profité pour pallier parfois à des difficultés de recrutement de locaux aux instances communales.

Outre le Valais, déjà mentionné, on peut noter que le canton italophone du Tessin vient de reprendre en février 2021, après plusieurs échecs en 2008 et 2012, par une initiative parlementaire du co-président du PS Fabrizio Sirica, le précédent projet en en rognant les ambitions initiales et adoptant, toujours sous prétexte d’autonomie communale, la version facultative des droits de vote municipaux. Je ne suis pas assez imbibé de politique tessinoise pour juger de son avenir.

Enfin, il n’y a pas que les institutions représentatives pour tâter le pouls des communautés étrangères, leur permettre d’exprimer des besoins ou revendications spécifiques, voire tenter de les prendre en compte dans la vie de la cité, y compris en politique. Des politiciens chevronnés, marqués familialement, amicalement ou en vertu de convictions humanistes, s’indignent des conditions anti-démocratiques faites aux migrants à travers des générations successives et s’emploient avec persévérance à trouver des biais pour les associer, fût-ce indirectement, à la vie politique institutionnelle. On peut mentionner à ce titre les efforts du BIE genevois pour promouvoir des projets pilotes d’assemblées citoyennes ouvertes sans discrimination à tous les habitants des communes suburbaines genevoises et autres contrats de quartiers, les sessions parlementaires parallèles annuelles réservées aux migrants·es de l’association bâloise Mitstimme, ou encore l’initiative[13] de l’emblématique Corinne Mauch, maire socialiste depuis 12 ans de Zurich[14], franchissant en janvier 2020, par 87 voix sur 180, le cap du dépôt au parlement cantonal du droit de vote facultatif, dès 2 ans de séjour. Une initiative du même tabac a vu le jour dans le canton de Soleure en 2019. On s’interrogera pourtant avec moi sur les chances de ces tentatives de détournement d’institutions suisses vénérables, mais exemplairement démocratiques pour les nationaux, de contribuer à un véritable réveil entraînant les très nombreux[15] étrangers vivant en Suisse à réclamer à plus haute voix les bouleversements de mentalité requis pour leur faire la place qui leur revient, et à leurs voisins suisses de cesser de se cramponner à leur privilège électoral.

D’un autre côté, les récurrentes bagarres parlementaires livrées ça et là pour afficher la couleur des partis n’émeuvent plus guère des rangs largement désabusés. Il n’y a certes pas que la politique institutionnelle, mais selon moi c’est à la fois le nerf de la guerre politique et le nœud du problème démocratique. Le mérite de DPGE c’est de ne pas tenter de biaiser là-dessus, d’appeler un chat un chat, et de ne pas renoncer à mobiliser la société civile pour débloquer enfin un vote hélas réservé aux titulaires du passeport.

Et à l’étranger ?

La seconde moitié de 2020 a soudainement été marquée par l’arrivée à mes oreilles de bonnes nouvelles venues d’Europe via des relations entretenues plus ou moins systématiquement avec des instituts spécialisés dans les migrations ou la démographie des Universités de Genève et de Neuchâtel, notoirement préoccupés de citoyenneté. Je vous passe les détails, mais ces contacts ont abouti à ce que DPGE me délègue à ma demande pour appuyer de notre maigre pouvoir des efforts de regroupement transeuropéen de militants et promoteurs d’initiatives diverses luttant pour l’ouverture démocratique aux résidents étrangers, et notamment d’apprendre que JSJV « J’y suis, j’y vote » est une association française de longue date, dont je ne connais pas les relations d’antériorité avec le JVJV genevois ayant abouti en 2005. Très généralement, il s’agit en Allemagne, France, Autriche, Suisse, Angleterre, Italie, Belgique, Espagne etc. de prendre au mot les considérations générales du Conseil de l’Europe ou du Parlement Européen pour organiser des votations symboliques et exiger des partis politiques la prise en compte des voix étrangères dans ce qu’il est convenu d’appeler la démocratie « locale », qui prend un sens plus large que les seules municipalités ou villes, pour concerner des bassins linguistiques, des régions frontalières, des « Laender » allemands, des cantons suisses, bref tout de qui ne relève pas d’un Etat central agrippé à la nationalité comme seule porte d’entrée à la citoyenneté. En 2021, ce travail politique s’est donné un sigle, un réseau et un emblème, inauguré le 26 avril par référence à la longue marche en avant des droits à l’égalité des femmes initiée à cette date par le suffragisme féminin français de 1914. C’est VRAR, « Voting Rights for All Residents »[16], auquel DPGE a tardivement mais passionnément adhéré par mon entremise, et décroché une subvention de la Ville de Genève pour la traduction simultanée en quatre langues de cet événement, en distanciel, couronné d’un franc succès. Un mémorable rappel historique introductif par l’historienne féministe Françoise Thébaud que j’ai réussi à mobiliser fut suivi par des échanges en Zoom entre activistes montrant que chacun n’est plus seul à lutter dans son coin. Désormais, le 26 avril est la date annuelle du droit de vote citoyen pour tous les résidents en Europe et peut-être ailleurs vu la participation ténue mais solidaire d’autres continents.

Conclusion

Au-delà des défaites, l’espoir est de rigueur.

Dario Ciprut, 16 juin 2021


[1] Membre du comité de l’Association « Droits politiques pour les résidents·es à Genève », site Web www.dpge.ch.

[2] Guide se dit en allemand « Führer », « Duce » en italien, bien que Staline et Mao, entre bien d’autres « leaders » depuis, se soient décernés le titre.

[3] Je renvoie ici, notamment à mon article publié à l’intention d’un public hexagonal dans la trimestrielle « Lettre de la Citoyenneté » No 165, que je vous engage à abonner pour suivre l’actualité internationale sur ce domaine trop négligé.

[4] Les seuils à franchir sont définis par les constitutions cantonales ou fédérales. La nouvelle constitution genevoise les définit en proportion de l’électorat, annuellement révisées par règlement d’application. Il comporte en 2021 pour une initiative constitutionnelle cantonale 8098 signatures, et 5398 pour les référendums et initiatives législatives.

[5] « Ensemble à Gauche », dernière dénomination de la coalition électorale des formations minoritaires de la gauche combative imposée à la gauche des Verts et du PS par le quorum de 7% aux élections du Grand Conseil. Réduite aujourd’hui à solidaritéS, PdT (Parti du Travail, dénomination du parti communiste après son interdiction sur tout le territoire en 1940, levée en 1945) et DAL (Défense des Aînés·es, des Locataires, de l’Emploi et du Social, vitrine politique de l’Avivo et de l’Asloca), elle est menacée d’implosion par la scission en cours de la première et plus nombreuse des formations d’une fraction de ses députés sous le nom de « Résistons », mettant en question sa présence à la prochaine législature. EAG a toujours, notamment à la Constituante, ardemment défendu les extensions dont il est question, contrairement à une fraction se voulant républicaine, souverainiste et indivisibiliste, dont elle fit jadis partie, ayant fini en PRG.

[6] 49 NON contre 48 OUI à l’entrée en matière.

[7] Le 29 juin à 18h30 au café Gavroche. Bienvenue aux intéressés·es.

[8] Le canton de Berne est à 90% alémanophone avec une région officiellement francophone, le Jura bernois.

[9] 10 ans en Suisse et exception en matière constitutionnelle au Jura.

[10] Permis C d’établissement et 5 ans dans le canton à Neuchâtel.

[11] Alors que Fribourg suit les conditions restrictives d’établissement de Neuchâtel, Vaud n’exige pas le permis C mais insiste sur la continuité de séjour de 3 ans dans le canton et des 10 en Suisse.

[12]  Sur environ 1600 communes que totalisent selon mes calculs les cantons non-romands.

[13] « Behoerden Initiative » soit une initiative des autorités exécutives communales déposée au parlement cantonal.

[14] La Ville de Zurich compte depuis pluieurs années 32% de résidents étrangers.

[15] Les étrangers constituent en Suisse un peu plus du quart de la population résidente, tous permis confondus, 25.5% à fin 2020. Cette proportion s’accroît dans les centres urbains, et culmine à Genève.

[16] Elle se dotera prochainement d’un site Web propre. En attendant consulter p.ex. https://bit.ly/3gwpmEk en français ou https://bit.ly/3gsfdbE en anglais ou sur la genèse de la participation de DPGE au réseau sous https://bit.ly/2TGtBUz.

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